L'argent est un tabou, y compris en entreprise. Et si la transparence des salaires nous aidait à libérer la parole ? Paulina Jonquères d'Oriola mène l'enquête pour Rosaly.
À problème radical, solution radicale. C’est en tout cas le point de vue défendu par les promoteurs de la transparence salariale qui y voient un levier pour lutter contre le plus grand des tabous en entreprise : l’argent.
“L’argent est encore plus tabou que la sexualité”. Ce n’est pas nous qui le disons mais Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au Centre de la vie politique française et autrice de L'argent et nous aux éditions La Martinière. Cette dernière a étudié tour à tour le rapport des Français au sexe, puis à l’argent. Son constat ? Nous sommes plus affables quand il s’agit d’évoquer ce qui se passe sous la ceinture, que lorsqu’il faut parler de notre porte-monnaie (soit l’exact inverse des anglo-saxons soit dit en passant).
À cela, trois raisons principales selon la spécialiste : la première est à chercher dans nos campagnes, plus précisément dans nos racines paysannes. Dans les vallées verdoyantes, on avait pour coutume de cacher son argent chez soi, et donc de ne pas en parler pour ne pas se faire voler et le conserver en cas de coups durs. La seconde raison se trouve au centre du village : la religion catholique. Bien que les Français soient aujourd’hui bien moins nombreux sur les bancs de l’église, nous sommes irrémédiablement influencés par cet héritage qui nous dicte de ne pas mener notre vie guidés par l’amour de l’argent. À l’inverse, le protestantisme admet que l’Homme puisse se réaliser par le travail et s’enrichir à travers celui-ci, ce qui explique notamment que des pays où cette religion est enracinée ait un rapport plus décomplexé à l’argent. La troisième raison a trait au marxisme qui a érigé le profit comme immoral, et dont la pensée a fait de nombreux émules en France, faisant écho à notre passé révolutionnaire.
Outre les raisons d’ordre culturel évoquées par Janine Mossuz-Lavau, le tabou de l’argent se place aussi sous le registre émotionnel selon Sandrine Dorbes, ex-spécialiste de la rémunération chez BNP Paribas et fondatrice du cabinet de conseil “How Much”. “Quand on parle de rémunération, on confond souvent notre valeur personnelle avec celle de nos compétences sur le marché”, affirme-t-elle. De plus, notre irrépressible tendance à nous comparer vient encore ajouter des nœuds à notre pauvre cerveau. Selon que l'autre gagne plus ou moins que soi, on va se questionner sur sa propre valeur.
Mais finalement, puisque l’on nous a appris que l’humilité et la modestie étaient vertueuses, pourquoi diable serait-ce délétère de ne pas aimer parler d’argent ? Pour Sandrine Dorbes, la réponse est on ne peut plus évidente : “sans parler de technique de négociation, cela nous permettrait de mieux défendre nos intérêts personnels”. Elle souligne aussi que nous avons tous notre propre langage de l’argent. Par exemple, pour certains, celui-ci est associé à l’autonomie (peut-être parce qu’ils en ont manqué enfant), et se voir refuser une augmentation peut être perçu comme une forme d’humiliation. Il est donc important, pour mieux vivre ensemble, d’apprendre à décoder cette langue à part.
La spécialiste pense donc que nous devrions tous être formés à parler de rémunération, à commencer par comprendre qu’elle ne se cantonne pas au salaire mais englobe bien d’autres aspects du partage de la richesse comme les primes, les avantages en tous genres (mutuelle, matériel informatique, offres du CSE etc). La question de la culture économique au sens large n’est d’ailleurs pas étrangère au tabou qui règne encore autour de l’argent. C’est ce que nous confirme Valentine Giscard d’Estaing, Cheffe de projet chez Yemanja, une entreprise spécialisée dans la conception et l’aménagement de bureaux. “Au-delà de la transparence des salaires que nous pratiquons, je crois qu’il est important d’inculquer à chaque collaborateur une forme de culture financière pour qu’il comprenne, par exemple, les impacts qu’aurait une augmentation collective de tous les salaires”, affirme-t-elle.
Se former davantage, c’est aussi donner aux managers les bons outils pour parler d’argent. Beaucoup esquivent le sujet simplement car ils sont mal à l’aise et absolument pas outillés pour aborder des sujets qui fâchent, car quoi qu’il arrive, l’entreprise doit toujours procéder à des arbitrages.
Sandrine Dorbes en est convaincue : “pour parler d’argent plus sereinement en entreprise, il faudrait en parler plus souvent et surtout poser des règles claires sur ce qui définit les salaires et les fait évoluer”. Définir des règles claires, c’est justement l’objectif des grilles de rémunération qui ont pour vertu de supprimer en partie l’étape de la négociation avec laquelle tout le monde n’est pas à l’aise. Lucca, qui développe des logiciels RH et finance, fait partie des entreprises pionnières du genre en permettant à chacun de consulter le salaire de l’autre, jusqu’au CEO.
Charles de Fréminville, DRH de Lucca, estime que cette solution est encore le meilleur moyen de bousculer notre tabou avec l’argent. “À titre personnel, j’avais un rapport peu libéré sur le sujet avant d’entrer chez Lucca. Mais depuis, j’ai changé mon paradigme personnel. Je crois d’ailleurs que pour faire évoluer en profondeur les mentalités, il faut des approches radicales”, lance-t-il. Un point de vue partagé par Valentine Giscard d’Estaing qui estime que la transparence des salaires a tendance à pacifier notre rapport à l’argent “en évitant les spéculations et bruits de couloir”. Mais attention, tous les salariés ne sont pas encore prêts pour ce choc culturel. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Lucca s’assure que les candidats sont à l’aise avec la transparence absolue avant de les embaucher.
Libérer le tabou à l’argent peut aussi passer par le choix du salaire par le collaborateur lui-même. Ainsi, Yemanja est en train de mettre sur pied une méthode d’auto-évaluation pour que chaque individu puisse fixer sa valeur. Un procédé dans le sillage de ce que pratique déjà Lucca. L’entreprise a monté un comité accessible aux salariés ayant plus de 3 ans d’ancienneté. Celui-ci permet à un collaborateur de demander une revalorisation de son salaire (de 2000€ minimum) s’il estime ne pas rentrer parfaitement dans la grille de rémunération qui est revue tous les deux ans. Après une demande écrite, le collaborateur expose ses arguments puis un débat de 5 à 10 minutes est organisé, notamment en présence du DRH et CEO. “Au final, c’est le collaborateur qui a le dernier mot. Environ 10 collaborateurs utilisent ce levier chaque année”, explique Charles de Fréminville. Et d’ajouter : “mon envie est que le salaire ne soit plus un sujet chez Lucca et qu’on n’y passe pas trop de temps”.
Libérer la parole autour de l’argent pour en faire un non sujet ? Ce sera sûrement le prochain défi relevé par la génération Z, qui, tout en plébiscitant la transparence, semble bien plus décomplexée que ses aînés sur le sujet. Par-delà, fournir aux salariés une plus grande culture financière semble aussi être une piste à explorer pour les entreprises. Pour les salariés, les gains sont évidents : ils peuvent ainsi reprendre le contrôle sur leur argent, poser leurs questions à des experts, trouver des compléments de revenus, mieux gérer leur budget, et concrétiser leurs projets… soit plus d'épanouissement et de reconnaissance vis-à-vis de leur employeur. Quant aux entreprises, les avantages sont multiples : pouvoir expliquer des mécaniques économiques parfois complexes à leurs salariés et faire comprendre des réalités économiques, solidifier le dialogue social, étoffer leur politique RSE, augmenter leur attractivité, l'engagement et la productivité de leurs salariés.